La crise du printemps 2020 : le Covid-19 et nous.
Le printemps dernier, nous avons connu une situation sans précédent. Nos vies ont subi un bouleversement certain. Et ceux d’entre nous qui n’ont pas été touchés par la maladie ou le deuil, ont vécu l’enfermement, voire l’isolement total. Au-delà du danger que représente ce virus baptisé Covid-19 que personne n’attendait, plusieurs sujets ont fait la une des médias et animé nos discussions ces derniers mois. Dans cette période de grande confusion, les discours des uns et des autres étaient riches d’enseignements.
Crise sanitaire et crise environnementale
Crise sanitaire, crise du Covid ou du coronavirus, le mot crise est devenu un leitmotiv. De ses origines lointaines, le mot crise garde l’idée de déséquilibre et de choix d’une voie pour son dénouement. En latin, crisis signifiait la phase décisive d’une maladie, et avant cela, le grec Krisis renvoyait au moment de la décision, du jugement. Aujourd’hui, ce mot ne correspond plus à un moment, mais à une période qui dure dans le temps. Dans un article intitulé Pour une crisologie, le philosophe Edgar Morin définit la crise comme un état de déséquilibre profond, qui survient dans les systèmes complexes, et qui est déclenché par un élément perturbateur qui vient augmenter les dérèglements et les incertitudes. Devant cette situation, commence une recherche de solutions pour retrouver un nouvel état d’équilibre qui sera différent de celui qui précédait la crise. C’est pourquoi la crise est aussi, au-delà des problèmes qu’elle pose, une opportunité à saisir pour aller vers un mieux.
Dans la crise du Covid, un agent pathogène très contagieux est venu augmenter d’une manière exponentielle le nombre des malades nécessitant des soins intensifs. Une série de problèmes est alors apparue en cascade : manque de lits de réanimation dans les hôpitaux, sous-effectifs des personnels soignants, pénurie des masques, et une déferlante de problèmes économiques, juridiques, sociaux et psychologiques, que les décisions de l’état d’urgence sanitaire et du confinement ont eue pour conséquences. Toutes ces perturbations mises au grand jour par cet agent déclencheur de la crise nous invitent depuis le début à réfléchir sur la gestion de nos hôpitaux, de notre économie, de nos relations sociales, et sur le sens même de nos vies et de nos libertés. Les solutions proposées par les uns et les autres revêtent plusieurs formes scientifiques ou « magiques » : recherche d’un remède et d’un vaccin, désignation et dénonciation des coupables à punir, ou encore le déni pur et simple de la dangerosité voire de l’existence de ce virus.
Une question a été soulevée très tôt : notre relation au vivant et le rapport entre cette crise sanitaire et une autre, plus profonde, moins visible pour beaucoup : la crise environnementale. Cette dernière est également un ensemble de perturbations, de problèmes présents et à venir qui ont été déclenchés par une exploitation effrénée de la nature et une vision purement utilitariste de ce qui nous entoure. Plusieurs scientifiques ont expliqué que la perte de la biodiversité, le commerce des espèces sauvages et la destruction des habitats naturels étaient des facteurs qui augmentaient fortement les risques d’épidémies. Et on nous apprend l’histoire de ce virus : le Covid-19 vivait tranquillement, en symbiose avec les espèces sauvages, jusqu’à ce que l’homme aille le déraciner et l’introduire dans ses sociétés. En y réfléchissant un peu, l’évidence s’impose : il ne nous a pas attaqués comme on l’imaginait. C’est nous qui l’avons fait ! Nous sommes en plein dans la « violence objective » dont parle Michel Serres dans Le Contrat naturel : à force de faire la guerre à la nature, de refuser de vivre en harmonie avec elle, nous nous condamnons nous-même, puisque la détruire, c’est nous détruire.
On nous apprend aussi, dès le début du confinement à Wuhan, que le ralentissement de l’activité humaine a réduit d’une manière spectaculaire les émissions des gaz à effet de serre (ainsi que les particules polluantes). Et nous arrivons à une conclusion déroutante : la nature se porte très bien sans nous, finalement ! Et dans notre confinement, nous avons vu passer un printemps magnifique, avec une verdure éclatante de santé que nous contemplions depuis nos fenêtres, cloîtrés comme des animaux qui, eux, (re) devenaient libres et s’aventuraient plus hardiment vers nos espaces de vie désertés.
Quand les discussions scientifiques sortent du laboratoire
Depuis le commencement de cette crise sanitaire, une partie importante de la recherche des solutions a été orientée vers l’identification d’un remède et d’un vaccin pour neutraliser l’élément perturbateur : le covid-19. Les médecins, les chercheurs habitués à ce genre d’agents pathogènes, constituent depuis le début notre espoir ultime pour sortir de ce cauchemar, et nous attendions avec impatience de bonnes nouvelles de ce côté pour nous délivrer enfin. Dans notre imaginaire, les scientifiques sont ces gens en blouse blanche, enfermés dans leurs laboratoires, un peu coupés de la réalité, qui fréquentent des êtres microscopiques et manipulent à longueur de journée des tubes et des éprouvettes. Un beau jour, les médias annoncent simplement : les scientifiques ont trouvé ! Pour nous, la science, c’est une seule parole, une parole vraie, foncièrement objective, rigoureuse. La méthode scientifique n’est-elle pas le garant de cette rigueur ? Nous découvrions avec effroi que non seulement les scientifiques tâtonnent, qu’ils se sont trompés sur le virus, qu’ils n’étaient même pas capables de nous dire avec précision combien de temps ce dernier pouvait survivre sur les surfaces. Mais qu’en plus, ils ne sont pas d’accord entre eux ! Nous voyions alors se former deux tendances. D’un côté, ceux qui prônaient le pragmatisme et l’expérimentation de solutions immédiates en avançant l’argument de l’urgence de soigner les malades et de sortir de l’épidémie. De l’autre côté, ceux qui réfutaient toute prise de décision hâtive et mettaient en avant la nécessité de se conformer aux protocoles de la méthode scientifique.
Cette crise nous a montré que ce qu’on appelle la science n’est pas une seule et vraie parole mais qu’elle est constituée de plusieurs discours qui ne sont pas toujours convergents. Que les scientifiques sont des êtres en chair et en os, avec une subjectivité. Et que derrière la parole lisse et consensuelle qu’on avait tendance à percevoir, se cachait la conflictualité, une arène de débats et de controverses qui pouvait être virulents ! Les controverses scientifiques sont sorties de leur espace réservé, elles ont été portées par les réseaux sociaux, médiatisées, et sont devenues un objet de débat public. Depuis la seconde moitié du mois de mars, les médias, les personnages publics (politiques et autres) alimentaient en continu cette controverse. Sur les réseaux sociaux, comme dans les discussions privées, tout un chacun prenait position avec passion. Et dans ce contexte particulier, les théories complotistes ont fleuri.
Nous avons l’habitude d’entrevoir cette réalité, avec des sujets comme le changement climatique ou les OGM, mais nous ne l’avions jamais vu avec autant de netteté. La crise du covid a eu des manifestations et des conséquences très visibles, qui ont touché tout le monde, sans exception. Pris par le temps court, par l’urgence de la situation, nous avions l’impression de vivre en pleine hécatombe. Nous n’étions pas devant des risques de ce qui pourrait arriver demain ou ailleurs si on ne changeait pas de comportement. Nous étions au milieu de la catastrophe, ici et maintenant. Tout était alors amplifié, vécu au centuple, confinement aidant.
En prenant un peu de recul, cette crise devient aussi l’occasion de nous rappeler des faits que nous avons tendance à oublier. D’abord que les connaissances scientifiques se construisent les unes sur les autres, les unes contre les autres (et pas d’une manière harmonieuse). Ensuite, qu’il n’existe pas des objets scientifiques, physiques d’un côté et des objets sociaux de l’autre, mais que des « objets hybrides » (Bruno Latour) : Le Covid, comme le changement climatique, pour ne citer que ce problème, nous les vivons à travers notre expérience sociale, et à travers ce que nous en percevons, ce que nous en faisons avec nos discours et nos actions. Enfin, que nous sommes tous petits devant cette nature que nous tentons depuis des siècles de maîtriser, notamment grâce à la science. Nous nous pensions invincibles face aux grandes épidémies, grâce à tout notre savoir et nos moyens. Nous avions tort.
Décision politique et communication officielle
Quand la science sort de son espace de débat consacré (communauté des chercheurs) pour entrer dans le débat public, c’est souvent qu’elle traite de problèmes porteurs d’enjeux sociétaux. Cette crise nous a aussi révélé les relations entre la science d’une part, et la prise de décision politique et l’action publique d’autre part.
Nous avons appris au début de la crise qu’un conseil scientifique, constitué de médecins et de chercheurs, conseillait le Gouvernement pour prendre ses décisions. Nous étions plus ou moins rassurés : nos politiques sont conseillés par des experts. Mais nous étions aussi prudents, nous nous posions des questions, car la communication officielle liée à cette crise était pour le moins porteuse de grandes surprises et de retournements de situation. Déjà, alors que le virus sévissait en Chine, politiques et médecins nous rassuraient sur les risques de l’importation de l’épidémie en France. On insistait aussi sur la banalité de cette nouvelle maladie. Quelque temps après, alors que le virus arrivait en Europe, on continuait à être rassurants quant à sa dangerosité, tout en nous enjoignant avec empressement de pratiquer les gestes barrières pour limiter la contagion. Mais si ce virus était juste une « grippette » comme certains l’ont qualifié, pourquoi nous demandait-on de prendre autant de précautions ? La suite était malheureusement éclairante : contagiosité alarmante, pas assez de place dans les hôpitaux, pénurie de masques, de gels hydroalcooliques, de tests, et de moyens pour lutter contre un virus qui révélait des symptômes et des complications au fur et à mesure qu’il se propageait dans la population. On nous aurait alors menti ? Qui ? Les scientifiques ? Les politiques ? Pourquoi ? Comment se fait-il que les scientifiques se soient trompés à ce point ? Comment se peut-il que les politiques aient à ce point manqué de préparation ? Ces questions, tout le monde se les est posées. Chacun a trouvé les réponses qui le satisfont.
La communication officielle sur les masques était également très déroutante. Au début de l’épidémie, on nous expliquait que les masques ne servaient qu’à protéger les autres si on est malade. Pas la peine donc de se ruer vers les pharmacies pour en acheter. Quelques jours plus tard, nous apprenions que tout le monde pouvait être malade car on peut aussi être asymptomatique. Ainsi, nous étions censés tous porter un masque. Mais nous découvrions aussi avec effarement que c’était devenu une denrée rare, et qu’il n’y en avait même pas assez pour les personnels soignants. Dans cette grande confusion, nous entendions aussi que les masques n’étaient pas nécessaires pour tout un chacun, car de toute façon beaucoup de personnes ne savaient pas les utiliser. Enfin, alors que le déconfinement arrivait, en nous laissant partagés entre le soulagement et l’angoisse, le port du masque devenait obligatoire dans les espaces publics fermés, et on débattait de la question de son port dans la rue.
Une règle basique en communication, qui vaut aussi et encore plus pour la communication en temps de crise, est la cohérence des messages. Or, depuis le début de cette crise, nous avons entendu et vu tout et son contraire. Par ailleurs, l’anticipation est le maître-mot : « … la crise se gagne avant son émergence », comme l’écrit Libaert (La communication de crise). En période de grandes incertitudes, la prise de décision est vitale, mais aussi très compliquée. Communiquer en ces périodes est une activité nécessaire, mais aussi périlleuse. Ne pas anticiper, c’est subir de plein fouet des problèmes et complications de toute sorte, sans ancre pour s’y accrocher, ni phare pour s’orienter. C’est ainsi que nous avons eu la sensation de vivre cette crise du Covid-19 au printemps 2020.
J’écris au passé, car je peux avoir l’impression, comme beaucoup, que la crise est derrière nous. Mais nous savons pertinemment que ce n’est pas le cas : des complications diverses sont à venir. Se réveiller un matin et se rendre compte que tout ce qu’on pensait acquis ne l’était plus : la certitude de pouvoir bénéficier de soins, de pouvoir rendre visite à ses proches, de rencontrer ses amis, de sortir, de se procurer les produits de première nécessité. Autant de petites choses évidentes et tellement essentielles que nous avons tous, pendant quelques semaines, eu très peur de perdre. Nous avons frôlé la catastrophe, l’effondrement. Nous ne sommes pas allés jusqu’au point de non-retour. Mais l’inconscience, l’indifférence, la haine et la violence envers les autres, humains et non-humains nous mèneront certainement un jour à ce point. Nous avons eu un avant-goût de ce que ça pouvait être.
Qui ne s’est pas demandé à quoi notre existence ressemblera-t-elle dans les prochains mois, les prochaines années ? comment vivrons-nous nos interactions sociales, nos libertés, nos moyens de production, nos modes de consommation, nos habitudes ancrées dans notre quotidien? On nous annonce d’autres vagues de cette épidémie, des foyers de nouveaux virus potentiels qui pourraient être plus virulents, une recrudescence des effets du changement climatique, l’accroissement des conséquences des pollutions diverses qui empoisonnent la vie sur terre. Notre folie grandissante est mise au jour sans aucune ambiguïté. Cette crise, comme tous les épisodes où l’homme a pu vivre des moments difficiles, nous a révélé le pire mais aussi le meilleur de la nature humaine : solidarité, entraide, partage, et prise de conscience de ce qui est vraiment important. Au-delà de toutes les mauvaises choses que nous avons expérimentées, cette crise est une opportunité pour changer notre manière d’être dans ce monde, avec nous-mêmes et avec les autres. Reste à savoir si nous allons la saisir.